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VII

QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L’INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE


(Résumé du traducteur vers le japonais:Fix voit en fait Mr. Fogg.)

L’inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire.

« Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j’ai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du Mongolia. »

Et Fix raconta ce qui s’était passé entre ce domestique et lui à propos du passeport.

« Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâché de voir la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon bureau, s’il est ce que vous supposez. Un voleur n’aime pas à laisser derrière lui des traces de son passage, et d’ailleurs la formalité des passeports n’est plus obligatoire.

- Monsieur le consul, répondit l’agent, si c’est un homme fort comme on doit le penser, il viendra !

- Faire viser son passeport ?

- Oui. Les passeports ne servent jamais qu’à gêner les honnêtes gens et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en règle, mais j’espère bien que vous ne le viserez pas...

- Et pourquoi pas ? Si ce passeport est régulier, répondit le consul, je n’ai pas le droit de refuser mon visa.

- Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet homme jusqu’à ce que j’aie reçu de Londres un mandat d’arrestation.

- Ah ! cela, monsieur Fix, c’est votre affaire, répondit le consul, mais moi, je ne puis... »

Le consul n’acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à la porte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont l’un était précisément ce domestique qui s’était entretenu avec le détective.

C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa.

Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l’étranger des yeux.

Quand le consul eut achevé sa lecture :

« Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.

- Oui, monsieur, répondit le gentleman.

- Et cet homme est votre domestique ?

- Oui. Un Français nommé Passepartout.

- Vous venez de Londres ?

- Oui.

- Et vous allez ?

- À Bombay.

- Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et que nous n’exigeons plus la présentation du passeport ?

- Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater par votre visa mon passage à Suez.

- Soit, monsieur. »

Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il sortit, suivi de son domestique.

« Eh bien ? demanda l’inspecteur.

- Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un parfait honnête homme !

- Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dont il s’agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont j’ai reçu le signalement ?

- J’en conviens, mais vous le savez, tous les signalements...

- J’en aurai le cœur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. De plus, c’est un Français, qui ne pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul. »

Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout.

Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s’était dirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique ; puis il s’embarqua dans un canot, revint à bord du Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes :

« Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.

« Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.

« Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.

« Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 matin.

« Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.

« Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.

« Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.

« Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.

« Total des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours 1/2. »

Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes, qui indiquait - depuis le 2 octobre jusqu’au 21 décembre - le mois, le quantième, le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la perte éprouvée à chaque endroit du parcours.

Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours s’il était en avance ou en retard.

Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, qui, concordant avec l’arrivée réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte.

Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir la ville, il n’y pensait même pas, étant de cette race d’Anglais qui font visiter par leur domestique les pays qu’ils traversent.


VIII

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU’IL NE CONVIENDRAIT


(Résumé du traducteur vers le japonais:Fix demande un mandat d'arrêt contre son arrestation à Londres et monte à bord d'un navire à destination de Bombay à moitié caché de Suez.)

Fix avait en peu d’instants rejoint sur le quai Passepartout, qui flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir.

« Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l’abordant, votre passeport est-il visé ?

- Ah ! c’est vous, monsieur, répondit le Français. Bien obligé. Nous sommes parfaitement en règle.

- Et vous regardez le pays ?

- Oui, mais nous allons si vite qu’il me semble que je voyage en rêve. Et comme cela, nous sommes à Suez ?

- À Suez.

- En Égypte ?

- En Égypte, parfaitement.

- Et en Afrique ?

- En Afrique.

- En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous, monsieur, que je m’imaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette fameuse capitale, je l’ai revue tout juste de sept heures vingt du matin à huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, à travers les vitres d’un fiacre et par une pluie battante ! Je le regrette ! J'aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées !

- Vous êtes donc bien pressé ? demanda l’inspecteur de police.

- Moi, non, mais c’est mon maître. À propos, il faut que j'achète des chaussettes et des chemises ! Nous sommes partis sans malles, avec un sac de nuit seulement.

- Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce qu’il faut.

- Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d’une complaisance !... »

Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours.

« Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau !

- Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est encore que midi ! »

Passepartout tira sa grosse montre.

« Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heures cinquante-deux minutes !

- Votre montre retarde, répondit Fix.

- Ma montre ! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C’est un vrai chronomètre !

- Je vois ce que c’est, répondit Fix. Vous avez gardé l’heure de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays.

- Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout, jamais !

- Eh bien, elle ne sera plus d’accord avec le soleil.

- Tant pis pour le soleil, monsieur ! C’est lui qui aura tort ! »

Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste superbe.

Quelques instants après, Fix lui disait :

« Vous avez donc quitté Londres précipitamment ?

- Je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts d’heure après nous étions partis.

- Mais où va-t-il donc, votre maître ?

- Toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !

- Le tour du monde ? s’écria Fix.

- Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je n’en crois rien. Cela n’aurait pas le sens commun. Il y a autre chose.

- Ah ! c’est un original, ce Mr. Fogg ?

- Je le crois.

- Il est donc riche ?

- Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! Et il n’épargne pas l’argent en route ! Tenez ! il a promis une prime magnifique au mécanicien du Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belle avance !

- Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ?

- Moi ! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même de notre départ. »

On s’imagine aisément l’effet que ces réponses devaient produire sur l’esprit déjà surexcité de l'inspecteur de police.

Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse somme emportée, cette hâte d’arriver en des pays lointains, ce prétexte d’un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses idées. Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce garçon ne connaissait aucunement son maître, que celui-ci vivait isolé à Londres, qu’on le disait riche sans savoir l’origine de sa fortune, que c’était un homme impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et qu’il allait réellement à Bombay.

« Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout.

- Assez loin, répondit l’agent. Il vous faut encore une dizaine de jours de mer.

- Et où prenez-vous Bombay ?

- Dans l’Inde.

- En Asie ?

- Naturellement.

- Diable ! C’est que je vais vous dire... il y a une chose qui me tracasse... c’est mon bec !

- Quel bec ?

- Mon bec de gaz que j'ai oublié d'éteindre et qui brûle à mon compte. Or, j’ai calculé que j’en avais pour deux shillings par vingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge... »

Fix comprit-il l’affaire du gaz ? C’est peu probable. Il n’écoutait plus et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia, et il revint en toute hâte aux bureaux de l’agent consulaire.

Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout son sang-froid.

« Monsieur, dit-il au consul, je n’ai plus aucun doute. Je tiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre-vingts jours.

- Alors c’est un malin, répondit le consul, et il compte revenir à Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deux continents !

- Nous verrons bien, répondit Fix.

- Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore une fois le consul.

- Je ne me trompe pas.

- Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un visa son passage à Suez ?

- Pourquoi ?... je n’en sais rien, monsieur le consul, répondit le détective, mais écoutez-moi. »

Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa conversation avec le domestique dudit Fogg.

« En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. Et qu’allez-vous faire ?

- Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de m’adresser un mandat d’arrestation à Bombay, m’embarquer sur le Mongolia, filer mon voleur jusqu’aux Indes, et là, sur cette terre anglaise, l’accoster poliment, mon mandat à la main et la main sur l’épaule. »

Ces paroles prononcées froidement, l’agent prit congé du consul et se rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeur de la police métropolitaine cette dépêche que l'on connaît.

Un quart d’heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni d’argent, d'ailleurs, s’embarquait à bord du Mongolia, et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge.


IX

OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG


(Résumé du traducteur vers le japonais:Le navire arrive à Bombay deux jours plus tôt que prévu.)

La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le Mongolia, dont les feux étaient activement poussés, marchait de manière à devancer l’arrivée réglementaire.

La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous l’Inde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, les autres à Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin de fer traverse dans toute sa largeur la péninsule indienne, il n'est plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan.

Parmi ces passagers du Mongolia, on comptait divers fonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient à l’armée britannique proprement dite, les autres commandaient les troupes indigènes de cipayes, tous chèrement appointés, même à présent que le gouvernement s'est substitué aux droits et aux charges de l’ancienne Compagnie des Indes : sous- lieutenants à 7 000 F, brigadiers à 60 000, généraux à 100 000^.

On vivait donc bien à bord du Mongolia, dans cette société de fonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui, le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le « purser », l’homme de confiance de la Compagnie, l’égal du capitaine à bord, faisait somptueusement les choses. Au déjeuner du matin, au lunch de deux heures, au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les passagères - il y en avait quelques-unes - changeaient de toilette deux fois par jour. On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer le permettait.

Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflait soit de la côte d’Asie, soit de la côte d'Afrique, le Mongolia, long fuseau à hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; les pianos se taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Et pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le paquebot, poussé par sa puissante machine, courait sans retard vers le détroit de Bab-el-Mandeb.

Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On pourrait croire que, toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des changements de vent nuisibles à la marche du navire, des mouvements désordonnés de la houle qui risquaient d’occasionner un accident à la machine, enfin de toutes les avaries possibles qui, en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port, auraient compromis son voyage ?

Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces éventualités, il rien laissait rien paraître. C’était toujours l’homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu’aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il s’inquiétait peu d’observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scènes historiques de l’humanité. Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l’horizon. Il ne rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires.

Que faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia ? D’abord il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée. Puis il jouait au whist.

Oui ! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui : un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de l’armée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui.

Quant à Passepartout, le mal de mer riavait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine à l’avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, fait dans ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien nourri, bien logé, il voyait du pays et d’ailleurs il s’affirmait à lui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay.

Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un certain plaisir qu’il rencontra sur le pont l’obligeant personnage auquel il s’était adressé en débarquant en Égypte.

« Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plus aimable sourire, c’est bien vous, monsieur, qui m’avez si complaisamment servi de guide à Suez ?

- En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! Vous êtes le domestique de cet Anglais original...

- Précisément, monsieur... ?

- Fix.

- Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vous retrouver à bord. Et où allez-vous donc ?

- Mais, ainsi que vous, à Bombay.

- C’est au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage ?

- Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire.

- Alors vous connaissez l’Inde ?

- Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s’avancer.

- Et c’est curieux, cette Inde-là ?

- Très curieux ! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères ! Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays ?

- Je l’espère, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu’ il n’est pas permis à un homme sain d’esprit de passer sa vie à sauter d’un paquebot dans un chemin de fer et d’un chemin de fer dans un paquebot, sous prétexte de faire le tour du monde en quatre- vingts jours !  Non. Toute cette gymnastique cessera à Bombay, n’en doutez pas.

- Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton le plus naturel.

- Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, d’ailleurs. Je mange comme un ogre qui serait à jeun. C’est l’air de la mer.

- Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.

- Jamais. Il n’est pas curieux.

- Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète... une mission diplomatique, par exemple !

- Ma foi, monsieur Fix, je n’en sais rien, je vous l’avoue, et, au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir. »

Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. L’inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir à l’occasion. Il lui offrait donc souvent, au bar-room du Mongolia, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en reste, - trouvant, d’ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.

Cependant le paquebot s’avançait rapidement. Le 13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au-dessus desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre, et il trouva même qu’avec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait à une énorme demi-tasse.

Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit de Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouest de la rade d'Aden. C’est là qu'il devait se réapprovisionner de combustible.

Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des paquebots à de telles distances des centres de production. Rien que pour la Compagnie péninsulaire, c’est une dépense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le charbon revient à quatre-vingts francs la tonne.

Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faire avant d’atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à Steamer-Point, afin de remplir ses soutes.

Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. Il était prévu. D’ailleurs le Mongolia, au lieu d’arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C’était un gain de quinze heures.

Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans être remarqué. La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue.

Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d’Arabes, d’Européens, composant les vingt-cinq mille habitants d’Aden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ingénieurs anglais, deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon.

« Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout en revenant à bord. Je m’aperçois qu’il n’est pas inutile de voyager, si l’on veut voir du nouveau. »

À six heures du soir, le Mongolia battait des branches de son hélice les eaux de la rade d’Aden et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la traversée entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest.  Les voiles vinrent en aide à la vapeur.

Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommencèrent.

Le voyage s’accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout était enchanté de l’aimable compagnon que le hasard lui avait procuré en la personne de Fix.

Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du Mongolia. À l’horizon, un arrière-plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les îles Salcette, Colaba, Éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay.

Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée, et son partenaire et lui, grâce à une manœuvre audacieuse, ayant fait les treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem admirable.

Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y arrivait le 20. C’était donc, depuis son départ de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices.


X

OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D’EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE


(Résumé du traducteur vers le japonais:Passepartout s'enfuit alors qu'il cause des problèmes dans un temple de Bombay, et le groupe commence à traverser l'Inde en train.)

Personne n’ignore que l’Inde - ce grand triangle renversé dont la base est au nord et la pointe au sud - comprend une superficie de quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement répandue une population de cent quatre-vingts millions d’habitants. Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur à Agra.

Mais l’Inde anglaise proprement dite ne compte qu’une superficie de sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions d’habitants. C’est assez dire qu’une notable partie du territoire échappe encore à l’autorité de la reine ; et, en effet, chez certains rajahs de l’intérieur, farouches et terribles, l’indépendance indoue est encore absolue.

Depuis 1756 - époque à laquelle fut fondé le premier établissement anglais sur l’emplacement aujourd’hui occupé par la ville de Madras - jusqu’à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle s’annexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au prix de rentes qu’elle payait peu ou point ; elle nommait son gouverneur général et tous ses employés civils ou militaires ; mais maintenant elle n’existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde relèvent directement de la couronne.

Aussi l'aspect, les mœurs, les divisions ethnographiques de la péninsule tendent à se modiâer chaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme, en coach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitesse l’Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de Calcutta.

Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers l'Inde. La distance à vol d'oiseau n'est que de mille à onze cents milles, et des trains, animés d’une vitesse moyenne seulement, n’emploieraient pas trois jours à la franchir ; mais cette distance est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de la péninsule.

Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indian peninsular railway ». En quittant l'île de Bombay, il traverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à Burhampour, sillonne le territoire à peu près indépendant du Bundelkund, s’élève jusqu’à Allahabad, s’infléchit vers l'est, rencontre le Gange à Bénarès, s'en écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.

C'était à quatre heures et demie du soir que les passagers du Mongolia avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures précises.

Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot, donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et, de son pas régulier qui battait la seconde comme le pendule d’une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.

Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni l’hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs- d'œuvre d’Éléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de l’île Salcette, ces admirables restes de l’architecture bouddhiste !

Non ! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Entre autres mets, le maître d’hôtel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de « lapin du pays », dont il lui dit merveille.

Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable.

Il sonna le maître d’hôtel.

« Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c’est du lapin, cela ?

- Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles.

- Et ce lapin-là n’a pas miaulé quand on l’a tué ?

- Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vous jure...

- Monsieur le maître d’hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans l’Inde, les chats étaient considérés comme des animaux sacrés. C’était le bon temps.

- Pour les chats, mylord ?

- Et peut-être aussi pour les voyageurs ! »

Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner.

Quelques instants après Mr. Fogg, l’agent Fix avait, lui aussi, débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa situation vis-à-vis de l’auteur présumé du vol. Avait-on reçu de Londres un mandat d’arrêt ?... On n'avait rien reçu. Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé.

Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre d’arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L’affaire regardait l’administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec les mœurs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle, n’admettent aucun arbitraire.

Fix n’insista pas et comprit qu’il devait se résigner à attendre son mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n’y séjournât, et, on le sait, c’était aussi la conviction de Passepartout, - ce qui laisserait au mandat d’arrêt le temps d’arriver.

Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris qu’ il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu’il se poursuivrait au moins jusqu’à Calcutta, et peut-être plus loin. Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg n’était pas absolument sérieux, et si la fatalité ne l’entraînait pas, lui qui voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours !

En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d’Européens de toutes nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire. C’était précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilisés, les plus intelligents, les plus austères des Indous, - race à laquelle appartiennent actuellement les riches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées d’or et d’argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec une décence parfaite, d’ailleurs.

Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses oreilles s’ouvraient démesurément pour voir et entendre, si son air, sa physionomie était bien celle du « booby » le plus neuf qu’on pût imaginer, il est superflu d’y insister ici.

Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité l’entraîna plus loin qu’il ne convenait.

En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devant l’admirable pagode de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter l’intérieur.

Il ignorait deux choses : d’abord que l’entrée de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit sévèrement quiconque en viole les pratiques.

Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste, admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de l’ornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages.

Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D’un coup de poing et d’un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurs longues robes, et, s’élançant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui s’était jeté sur ses traces, en ameutant la foule.

À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du chemin de fer.

Fix était là, sur le quai d’embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussitôt pris de l’accompagner jusqu’à Calcutta et plus loin s’il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l’ombre, mais Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots à son maître.

« J’espère que cela ne vous arrivera plus », répondit simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.

Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot dire.

Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et modifia subitement son projet de départ.

« Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire indien... Je tiens mon homme. »

En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit.


XI

OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX


(Résumé du traducteur vers le japonais:Le groupe voyage à travers l'Inde en train, mais découvre que les pistes sont incomplètes, alors ils achètent un éléphant et commencent à traverser la jungle.)

Le train était parti à l’heure réglementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la péninsule.

Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.

C’était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l’un des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès.

Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût véritablement mérité la qualification d’indigène. Depuis son jeune âge, il habitait l’Inde et n’avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. C’était un homme instruit, qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes, l’histoire, l’organisation du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. C’était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s’il eût été dans sa nature de faire un mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n’était pas sans avoir reconnu l’originalité de son compagnon de route, bien qu’il ne l’eût étudié que les cartes à la main et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un cœur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés, aucun n’était comparable à ce produit des sciences exactes.

Phileas Fogg n’avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l’opérait. Le brigadier général ne vit dans ce pari qu’ une excentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemment sans « rien faire », ni pour lui, ni pour les autres.

Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traversé l’île Salcette et courait sur le continent. À la station de Callyan, il laissa sur la droite l’embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l’Inde, et il gagna la station de Pauwell. À ce point, il s’engagea dans les montagnes très ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais.

De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une conversation qui tombait souvent, dit :

« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.

- Pourquoi cela, Sir Francis ?

- Parce que le chemin de fer s’arrêtait à la base de ces montagnes, qu’il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu’à la station de Kandallah, située sur le versant opposé.

- Ce retard n’eût aucunement dérangé l’économie de mon programme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l’éventualité de certains obstacles.

- Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous risquiez d’avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l’aventure de ce garçon. »

Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage, dormait profondément et ne rêvait guère que l’on parlât de lui.

« Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty.

Il tient par-dessus tout à ce que l’on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre domestique eût été pris...

- Eh bien, s’il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il aurait été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître ! »

Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s’élancait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de l’église européenne. De nombreux petits cours d’eau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contrée fertile.

Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu’il traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular railway ». Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras d’un mécanicien anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu’enrichissait l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne Puis, d’immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu’épouvantaient les hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées d’éléphants, qui, d’un œil pensif, regardaient passer le convoi échevelé.

Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les voyageurs traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin s’élevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng- Zeb, maintenant simple chef-lieu de l’une des provinces détachées du royaume du Nizam. C’était sur cette contrée que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces assassins, unis dans une association insaisissable, étranglaient, en l’honneur de la déesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps où l’on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion, mais l’épouvantable association existe toujours et fonctionne encore.

À midi et demi, le train s’arrêta à la station de Burhampour, et Passepartout put s’y procurer à prix d’or une paire de babouches, agrémentées de perles fausses, qu’il chaussa avec un sentiment d’évidente vanité.

Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station d’Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.

Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l’esprit de Passepartout. Jusqu’à son arrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis qu’il filait à toute vapeur à travers l’Inde, un revirement s’était fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps, qu’il ne fallait pas dépasser. Déjà même, il s’inquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, et tremblait à la pensée qu’il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours écoulés, maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et blâmait in petto Mr. Fogg de n’avoir pas promis une prime au mécanicien. Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un paquebot ne l’était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est réglementée.

Vers le soir, on s’engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour, qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.

Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu’il était trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept degrés dans l’ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures.

Sir Francis rectifia donc l’heure donnée par Passepartout, auquel il fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu’il devait se régler sur chaque nouveau méridien, et que, puisqu’il marchait constamment vers l’est, c’est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts d’autant de fois quatre minutes qu’il y avait de degrés parcourus. Ce fut inutile. Que l’entêté garçon eût compris ou non l’observation du brigadier général, il s’obstina à ne pas avancer sa montre, qu’il maintint invariablement à l’heure de Londres. Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.

À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de Rothal, le train s’arrêta au milieu d’une vaste clairière, bordée de quelques bungalows et de cabanes d’ouvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant :

« Les voyageurs descendent ici. »

Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre à cette halte au milieu d’une forêt de tamarins et de khajours.

Passepartout, non moins surpris, s’élança sur la voie et revint presque aussitôt, s’écriant :

« Monsieur, plus de chemin de fer !

- Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.

- Je veux dire que le train ne continue pas ! »

Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux s’adressèrent au conducteur :

« Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.

- Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.

- Nous nous arrêtons ici ?

- Sans doute. Le chemin de fer n’est point achevé...

- Comment ! il n’est point achevé ?

- Non ! il y a encore un tronçon d’une cinquantaine de milles à établir entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.

- Les journaux ont pourtant annoncé l’ouverture complète du railway !

- Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés.

- Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta ! reprit Sir Francis Cromarty, qui commençait à s’échauffer.

- Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien qu’ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu’à Allahabad. »

Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers assommé le conducteur, qui n’en pouvait mais. Il n'osait regarder son maître.

« Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.

- Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retard absolument préjudiciable à vos intérêts ?

- Non, Sir Francis, cela était prévu.

- Quoi ! vous saviez que la voie...

- En aucune façon, mais je savais qu’un obstacle quelconque surgirait tôt ou tard sur ma route. Or, rien n’est compromis. J’ai deux jours d’avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu’au 22, et nous arriverons à temps à Calcutta. »

Il n’y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète assurance.

Il n’était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s’arrêtaient à ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie d’avancer, et ils avaient prématurément annoncé l’achèvement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils s’étaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues, charrettes traînées par des zébus, sortes de bœufs à bosses, chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé.

« J’irai à pied », dit Phileas Fogg.

Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte, et en hésitant un peu :

« Monsieur, dit-il, je crois que j’ai trouvé un moyen de transport.

- Lequel ?

- Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d’ici.

- Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg.

Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient près d’une hutte qui attenait à un enclos fermé de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l’enclos, un éléphant. Sur leur demande, l’Indien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans l’enclos.

Là, ils se trouvèrent en présence d’un animal, à demi domestiqué, que son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le caractère naturellement doux de l’animal, de façon à le conduire graduellement à ce paroxysme de rage appelé « mutsh » dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il n’en est pas moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr. Fogg, l’éléphant en question venait à peine d’être mis à ce régime, et le « mutsh » ne s’était point encore déclaré.

Kiouni - c’était le nom de la bête - pouvait, comme tous ses congénères, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut d’autre monture, Phileas Fogg résolut de l’employer.

Mais les éléphants sont chers dans l’Inde, où ils commencent à devenir rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont réduits à l’état de domesticité, de telle sorte qu’on ne peut s’en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l’objet de soins extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l’Indien s’il voulait lui louer son éléphant, l’Indien refusa net.

Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F) l’heure. Refus. Vingt livres ? Refus encore. Quarante livres ? Refus toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l’Indien ne se laissait pas tenter.

La somme était belle, cependant. En admettant que l’éléphant employât quinze heures à se rendre à Allahabad, c’était six cents livres (15 000 F) qu’il rapporterait à son propriétaire.

Phileas Fogg, sans s’animer en aucune façon, proposa alors à l'Indien de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d’abord mille livres (25 000 F).

L’Indien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôle flairait-il une magnifique affaire.

Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l’engagea à réfléchir avant d’aller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon qu’il n’avait pas l’habitude d’agir sans réflexion, qu’il s’agissait en fin de compte d’un pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était nécessaire, et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant.

Mr. Fogg revint trouver l’Indien, dont les petits yeux, allumés par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n’était qu’une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge d’ordinaire, était pâle d’émotion.

À deux mille livres, l’Indien se rendit.

« Par mes babouches, s’écria Passepartout, voilà qui met à un beau prix la viande d’éléphant ! »

L’affaire conclue, il ne s’agissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne pouvait que doubler son intelligence.

L’éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. Il couvrit d’une sorte de housse le dos de l’éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables.

Phileas Fogg paya l’Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu’on les tirât des entrailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le transporter à la station d’Allahabad. Le brigadier général accepta. Un voyageur de plus n’était pas pour fatiguer le gigantesque animal.

Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l’un des cacolets, Phileas Fogg dans l’autre. Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le Parsi se jucha sur le cou de l’éléphant, et à neuf heures l’animal, quittant la bourgade, s’enfoncait par le plus court dans l’épaisse forêt de lataniers.


XII

OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS DE L’INDE ET CE QUI S’ENSUIT


(Résumé du traducteur vers le japonais:Il croise le cortège funèbre d'un roi dans la jungle et est témoin d'une femme qui semble destinée au martyre.)

Le guide, afin d’abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d’exécution. Ce tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à travers la forêt, et on s’en rapporta à lui.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu’au cou dans leurs cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de l’éléphant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causant peu d’ailleurs, et se voyant à peine l’un l’autre.

Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de l’éléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que l’intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trot régulier.

Après deux heures de marche, le guide arrêta l’éléphant et lui donna une heure de repos. L’animal dévora des branchages et des arbrisseaux, après s’être d’abord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé. Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s’il fut sorti de son lit.

« Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général en le regardant avec admiration.

- De fer forgé », répondit Passepartout, qui s’occupa de préparer un déjeuner sommaire.

À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs, est habitée par une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais n’a pu s’établir régulièrement sur un territoire soumis à l’influence des rajahs, qu’il eût été difficile d’atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.

Plusieurs fois, on aperçut des bandes d’indiens farouches, qui faisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède. D’ailleurs, le Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d’animaux pendant cette journée, à peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s’amusait fort Passepartout.

Une pensée au milieu de bien d’autres inquiétait ce garçon. Qu’est- ce que Mr. Fogg ferait de l’éléphant, quand il serait arrivé à la station d’Allahabad ? L’emmènerait-il ? Impossible ! Le prix du transport ajouté au prix d’acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? Cette estimable bête méritait bien qu'on eût des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissait pas de le préoccuper.

À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine.

La distance parcourue pendant cette journée était d’environ vingt-cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station d’Allahabad.

La nuit était froide. À l’intérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper se composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui s’endormit debout, appuyé au tronc d’un gros arbre.

Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards et de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanements aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la culbute de la veille, quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que s’il eût été dans sa tranquille maison de Saville-row.

À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver à la station d’Allahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne perdrait qu’une partie des quarante-huit heures économisées depuis le commencement du voyage.

On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il évitait toujours les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces campagnes désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin du grand fleuve. La station d’Allahabad n’était pas à douze milles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que la crème », disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.

À deux heures, le guide entra sous le couvert d’une épaisse forêt, qu’il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à l’abri des bois. En tout cas, il n’avait fait jusqu’alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s’accomplir sans accident, quand l’éléphant, donnant quelques signes d’inquiétude, s’arrêta soudain.

Il était quatre heures alors.

« Qu’y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus de son cacolet.

- Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, en prêtant l'oreille à un murmure confus qui passait sous l’épaisse ramure.

Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d’instruments de cuivre.

Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole.

Le Parsi sauta à terre, attacha l’éléphant à un arbre et s’enfonça au plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant :

« Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S’il est possible, évitons d’être vus. »

Le guide détacha l’éléphant et le conduisit dans un fourré, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans l’apercevoir, car l’épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement.

Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse.

En première ligne s’avancaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d’hommes, de femmes, d’enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. À son cou s’enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait.

Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.

« La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de la mort.

- De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! »

Le Parsi lui fit signe de se taire.

Autour de la statue s’agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d’ocre, couverts d’incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.

Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.

Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée d’or, recouverte d’une mousseline légère, dessinait les contours de sa taille.

Derrière cette jeune femme - contraste violent pour les yeux-, des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.

C’était le corps d’un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de soie et d’or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques armes de prince indien.

Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l’assourdissant fracas des instruments, fermaient le cortège.

Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d’un air singulièrement attristé, et se tournant vers le guide :

« Un sutty ! » dit-il.

Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.

Peu à peu, les chants s’éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence.

Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty, et aussitôt que la procession eut disparu :

« Qu'est-ce qu’un sutty ? demanda-t-il.

- Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c’est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.

- Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation.

- Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.

- C’est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah indépendant du Bundelkund.

- Comment ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l’Inde, et les Anglais n’ont pu les détruire ?

- Dans la plus grande partie de l'Inde, répondit Sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne s’accomplissent plus, mais nous n’avons aucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.

- La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive !

- Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l’était pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l’amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut l’intervention énergique du gouvernement pour l’empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l’autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice. »

Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et, quand le récit fut achevé :

« Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n’est pas volontaire, dit-il.

- Comment le savez-vous ?

- C’est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund, répondit le guide.

- Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer Sir Francis Cromarty.

- Cela tient à ce qu’on l’a enivrée de la fumée du chanvre et de l’opium.

- Mais où la conduit-on ?

- À la pagode de Pillaji, à deux milles d’ici. Là, elle passera la nuit en attendant l’heure du sacrifice.

- Et ce sacrifice aura lieu ?...

- Demain, dès la première apparition du jour. »

Après cette réponse, le guide fit sortir l’éléphant de l’épais fourré et se hissa sur le cou de l’animal. Mais au moment où il allait l’exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l’arrêta, et, s’adressant à Sir Francis Cromarty :

« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.

- Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s’écria le brigadier général.

- J’ai encore douze heures d’avance. Je puis les consacrer à cela.

- Tiens ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit Sir Francis Cromarty.

- Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg, quand j’ai le temps. »


XIII

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX


(Résumé du traducteur vers le japonais:La femme est sauvée grâce aux actions audacieuses de Passepartout.)

Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être. Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par conséquent la réussite de ses projets, mais il n’hésita pas. Il trouva, d’ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.

Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. L’idée de son maître l’exaltait. Il sentait un cœur, une âme sous cette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l’affaire ? Ne serait-il pas porté pour les hindous ? À défaut de son concours, il fallait au moins s’assurer sa neutralité.

Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi.

- Bien, guide, répondit Mr. Fogg.

- Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.

- C’est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir ?

- Je le pense aussi », répondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C’était une Indienne d’une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l’eût crue Européenne. Elle se nommait Aouda.

Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l’attendait, elle s’échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas qu’elle pût échapper.

Ce récit ne pouvait qu’enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait l’éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.

Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas de la pagode, que l’on ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement.

Les moyens de parvenir jusqu’à la victime furent alors discutés. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de l’ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille ? C’est ce qui ne pourrait être décidé qu’au moment et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c’est que l’enlèvement devait s’opérer cette nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. À cet instant, aucune intervention humaine n’eût pu la sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l’ombre se fit, vers six heures du soir, ils résolurent d’opérer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s’éteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans l’épaisse ivresse du « hang » - opium liquide, mélangé d’une infusion de chanvre -, et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusqu’au temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, s’avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d’une petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé. C’était le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné d’une huile parfumée. À sa partie supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en même temps que sa veuve. À cent pas de ce bûcher s’élevait la pagode, dont les minarets perçaient dans l’ombre la cime des arbres.

« Venez ! » dit le guide à voix basse.

Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes.

Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches.

Bientôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’une clairière. Quelques résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.

À l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillaient aussi.

Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l’impossibilité de forcer l’entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu’ils ne pouvaient rien tenter de ce côté.

Ils s’arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse.

« Attendons, dit le brigadier général, il n’est que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.

- Cela est possible, en effet », répondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s’étendirent donc au pied d’un arbre et attendirent.

Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu’à minuit. La situation ne changea pas. Même surveillance au-dehors. Il était évident qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissement des gardes. L’ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple.

Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. Aucune surveillance n’avait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument.

Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait à peine l’horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l’obscurité.

Mais il ne suffisait pas d’avoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas Fogg et ses compagnons n’avaient absolument que leurs couteaux de poche. Très heureusement, les parois du temple se composaient d’un mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement.

On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d’un côté, Passepartout, de l’autre, travaillaient à desceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.

Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l’intérieur du temple, et presque aussitôt d’autres cris lui répondirent du dehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris ? L’éveil était-il donné ? La plus vulgaire prudence leur commandait de s’éloigner, - ce qu’ils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l’alerte, si c’en était une, se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.

Mais - contretemps funeste - des gardes se montrèrent au chevet de la pagode, et s’y installèrent de manière à empêcher toute approche.

Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes, arrêtés dans leur œuvre. Maintenant qu’ils ne pouvaient plus parvenir jusqu’à la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. L’impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.

« N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda le brigadier général à voix basse.

- Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide.

- Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi.

- Mais qu’espérez-vous ? répondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraître, et...

- La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. »

Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg-

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, au moment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et l’arracher ouvertement à ses bourreaux ?

C’eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu’au dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons à l’endroit où ils s'étaient réfugiés, et il les ramena vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d’un arbre, ruminait une idée qui avait d’abord traversé son esprit comme un éclair, et qui finit par s’incruster dans son cerveau.

Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! » et maintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? C’est une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !... »

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d’un serpent sur les basses branches de l’arbre dont l’extrémité se courbait vers le sol.

Les heures s’écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent l’approche du jour. Cependant l’obscurité était profonde encore.

C’était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. Les groupes s’animèrent. Des coups de tam-tam retentirent. Chants et cris éclatèrent de nouveau. L’heure était venue à laquelle l’infortunée allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive s’échappa de l’intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient au-dehors. Il leur sembla même que, secouant l’engourdissement de l’ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse tentait d’échapper à ses bourreaux. Le cœur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.

En ce moment, la foule s’ébranla. La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociférations religieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la foule, la suivirent.

Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et s’arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.

Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d’huile, s’enflamma aussitôt.

À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie généreuse, s’élancait vers le bûcher...

Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. Un cri de terreur s’éleva. Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.

Le vieux rajah n’était donc pas mort, qu’on le vît se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale ?

Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d’une terreur subite, étaient là, face à terre, n’osant lever les yeux et regarder un tel prodige !

La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans qu’elle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans doute, n’était pas moins stupéfié !...

Ce ressuscité arriva ainsi près de l’endroit où se tenaient Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et là, d’une voix brève :

« Filons !... » dit-il.

C’était Passepartout lui-même qui s’était glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C’était Passepartout qui, profitant de l’obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort ! C’était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l’épouvante générale !

Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et l’éléphant les emportait d’un trot rapide. Mais des cris, des clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse était découverte.

En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu’un enlèvement venait de s'accomplir.

Aussitôt ils s’étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la portée des balles et des flèches.