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bilingue

XXV

OÙ L’ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING


(Résumé du traducteur vers le japonais:Le groupe quitte Yokohama et arrive à San Francisco. Dans le feu de la lutte pour le pouvoir, Fogg et Fix sont blessés. L'agresseur, qui fait semblant d'être en désordre, se fait appeler Colonel Proctor.)

Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout prirent pied sur le continent américain, - si toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent. Ces quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et le déchargement des navires. Là s’embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. Là s’entassent aussi les produits d’un commerce qui s’étend au Mexique, au Pérou, au Chili, au Brésil, à l’Europe, à l’Asie, à toutes les îles de l’océan Pacifique.

Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine, avait cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout décontenancé de la façon dont il avait « pris pied » sur le nouveau continent, l'honnête garçon poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de pélicans, hôtes habituels des quais mobiles.

Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s’informa de l’heure à laquelle partait le premier train pour New York. C’était à six heures du soir. Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la course, se dirigea vers l’International-Hotel. Il faillit passer au travers.

De la place élevée qu’il occupait, Passepartout observait avec curiosité la grande ville américaine : larges rues, maisons basses bien alignées, églises et temples d’un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts comme des palais, les uns en bois, les autres en brique ; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, « cars » de tramways, et sur les trottoirs encombrés, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois et des Indiens, - enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants.

Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. Il en était encore à la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus à la conquête des pépites, immense capharnaüm de tous les déclassés, où l’on jouait la poudre l’or, un revolver d’une main et un couteau de l’autre. Mais « ce beau temps » était passé. San Francisco présentait l’aspect d’une grande ville commerçante. La haute tour de l’hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues et d’avenues, se coupant à angles droits, entre lesquels s’épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode des coureurs de placers, plus d’indiens emplumés, mais des chapeaux de soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen doués d’une activité dévorante. Certaines rues, entre autres Montgommery-street - le Regent-street de Londres, le boulevard des Italiens de Paris, le Broadway de New York -, étaient bordées de magasins splendides, qui offraient à leur étalage les produits du monde entier.

Lorsque Passepartout arriva à l’International-Hotel, il ne lui semblait pas qu’il eût quitté l’Angleterre.

Le rez-de-chaussée de l’hôtel était occupé par un immense « bar », sorte de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres, biscuit et chester s’y débitaient sans que le consommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut « très américain » à Passepartout.

Le restaurant de l’hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda s’installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir.

Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta l’hôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d’y faire viser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas prudent d’acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. Fogg répondit que c’était là une précaution inutile, mais il le laissa libre d’agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux de l’agent consulaire.

Phileas Fogg n’avait pas fait deux cents pas que, « par le plus grand des hasards », il rencontrait Fix. L’inspecteur se montra extrêmement surpris. Comment ! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du Pacifique, et ils ne s’étaient pas rencontrés à bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être qu’honoré de revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchanté de poursuivre son voyage en une si agréable compagnie.

Mr. Fogg répondit que l’honneur serait pour lui, et Fix - qui tenait à ne point le perdre de vue - lui demanda la permission de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accordé.

Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l’affluence du populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent. Des cris éclataient de toutes parts.

« Hurrah pour Kamerfield !

- Hurrah pour Mandiboy ! »

C’était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua son idée à Mr. Fogg, en ajoutant :

« Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette cohue. Il n’y a que de mauvais coups à recevoir.

- En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être politiques, n’en sont pas moins des coups de poing ! »

Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier supérieur d’un escalier que desservait une terrasse, située en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de l’autre côté de la rue, entre le wharf d’un marchand de charbon et le magasin d’un négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger.

Et maintenant, pourquoi ce meeting ? À quelle occasion se tenait-il ? Phileas Fogg l’ignorait absolument. S’agissait-il de la nomination d’un haut fonctionnaire militaire ou civil, d’un gouverneur d’État ou d'un membre du Congrès ? Il était permis de le conjecturer, à voir l’animation extraordinaire qui passionnait la ville.

En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule. Toutes les mains étaient en l’air. Quelques-unes, solidement fermées, semblaient se lever et s’abattre rapidement au milieu des cris, - manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se propageaient jusqu’à l’escalier, tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d’œil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale.

« C’est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l’a provoqué doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu’il fût encore question de l’affaire de l'Alabama, bien qu’elle soit résolue.

- Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg.

- En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l’un de l’autre, l’honorable Kamerfield et l’honorable Mandiboy. »

Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène tumultueuse, et Fix allait demander à l'un de ses voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentés d’injures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course, s'échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. Bottes et souliers décrivaient dans l’air des trajectoires très tendues, et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de la foule leurs détonations nationales.

La cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur les premières marches. L’un des partis était évidemment repoussé, sans que les simples spectateurs pussent reconnaître si l’avantage restait à Mandiboy ou à Kamerfield

« Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que « son homme » reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. S’il est question de l’Angleterre dans tout ceci et qu’on nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la bagarre !

- Un citoyen anglais... », répondit Phileas Fogg.

Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l’escalier, partirent des hurlements épouvantables. On criait : « Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! » C’était une troupe d’électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop tard pour s’échapper. Ce torrent d’hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr. Fogg, non moins flegmatique que d’habitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large d’épaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par dévouement, n’eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en simple toque.

« Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond mépris.

- Englishman ! répondit l'autre.

- Nous nous retrouverons !

- Quand il vous plaira. - Votre nom ?

- Phileas Fogg. Le vôtre ?

- Le colonel Stamp W. Proctor. »

Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage s’était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens - affaire de mode - ne se vêtent qu’après en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing.

« Merci, dit Mr. Fogg à l’inspecteur, dès qu’ils furent hors de la foule.

- Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.

- Où?

- Chez un marchand de confection. »

En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.

Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils revinrent à l’International-Hotel.

Là, Passepartout attendait son maître, armé d’une demi-douzaine de revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s’obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s’était passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n’était plus un ennemi, c’était un allié. Il tenait sa parole.

Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à Fix :

« Vous n’avez pas revu ce colonel Proctor ?

- Non, répondit Fix.

- Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas convenable qu’un citoyen anglais se laissât traiter de cette façon. »

L’inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était de cette race d’Anglais qui, s’ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent à l’étranger, quand il s’agit de soutenir leur honneur.

À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allait s’embarquer, il avisa un employé et le rejoignant :

« Mon ami, lui dit-il, n'y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd’hui à San Francisco ?

- C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé.

- Cependant, j’ai cru remarquer une certaine animation dans les rues.

- Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour une élection.

- L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg.

- Non, monsieur, d’un juge de paix. »

Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit à toute vapeur.


XXVI

DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE


(Résumé du traducteur vers le japonais:Quittez San Francisco en train et dirigez-vous vers l’est.)

« Océan to Océan » - ainsi disent les Américains -, et ces trois mots devraient être la dénomination générale du « grand trunk », qui traverse les États-Unis d’Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en réalité, le « Pacifie rail-road » se divise en deux parties distinctes : « Central Pacifie » entre San Francisco et Ogden, et « Union Pacifie » entre Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York.

New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves, - vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après qu’ils eurent été chassés de l’Illinois.

Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept jours.

C’est en 1862 que, malgré l’opposition des députés du Sud, qui voulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l’État de Nebraska, à la ville d’Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine, qui n’est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de la main-d’œuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin. Dans la prairie, on avançait à raison d’un mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu’ils étaient posés.

Le Pacifie rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l’Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu’à l’embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Sait City, la capitale des Mormons, s’enfonce dans la vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento jusqu’au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses.

Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept jours, et qui allait permettre à l’honorable Phileas Fogg - il l’espérait du moins - de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.

Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité permet d'attaquer des courbes de petit rayon. À l’intérieur, point de compartiments : deux files de sièges, disposés de chaque côté, perpendiculairement à l’axe, et entre lesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d’une extrémité à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition des wagons-salons, des wagons- terrasses, des wagons-restaurants et des wagons à cafés. Il n’y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour.

Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands.

Les voyageurs étaient partis de la station d’Oakland à six heures du soir. Il faisait déjà nuit, - une nuit froide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles à l’heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps réglementaires.

On causait peu dans le wagon. D’ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de l’inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers événements, leurs relations s’étaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d’intimité. Fix n'avait rien changé à sa manière d’être, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami.

Une heure après le départ du train, la neige tomba -, neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On n’apercevait plus à travers les fenêtres qu’une immense nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre.

À huit heures, un « steward » entra dans le wagon et annonça aux voyageurs que l’heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un « sleeping- car », qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que d’épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n’y avait plus qu’à se coucher et à dormir - ce que chacun fit, comme s’il se fût trouvé dans la cabine confortable d’un paquebot -, pendant que le train filait à toute vapeur à travers l’État de Californie.

Dans cette portion du territoire qui s’étend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de « Central Pacifie road », prit d’abord Sacramento pour point de départ, et s’avança vers l’est à la rencontre de celui qui partait d’Omaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la ligne courait directement au nord- est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant qu’ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville considérable, siège de la législature de l’État de Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses squares, ni ses temples.

En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de Junction, de Roclin, d’Aubum et de Colfax, s’engagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques par des courbes audacieuses, s’élançant dans des gorges étroites que l’on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son « chasse-vache », qui s’étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.

Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d'un point à un autre, et ne violentant pas la nature.

Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans l’État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. À midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.

Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, s’éleva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle s’infléchit vers l’est, et ne devait plus quitter le cours d’eau avant d’avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque à l’extrémité orientale de l’État du Nevada.

Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui passait sous leurs yeux, - vastes prairies, montagnes se profilant à l’horizon, « creeks » roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de s’arrêter et d’attendre que la voie soit redevenue libre.

Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d’engager son éperon dans le flanc de l’immense colonne, mais elle dut s’arrêter devant l’impénétrable masse.

On voyait ces ruminants - ces buffalos, comme les appellent improprement les Américains - marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle des taureaux d’Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulés recouverts d’une crinière à longs poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C’est un torrent de chair vivante qu’aucune digue ne saurait contenir.

Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu’il plût aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux. Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers.

« Quel pays ! s’écria-t-il. De simples bœufs qui arrêtent des trains, et qui s’en vont là, processionnellement, sans plus se hâter que s’ils ne gênaient pas la circulation ! Pardieu ! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme ! Et ce mécanicien qui n’ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant ! »

Le mécanicien n’avait point tenté de renverser l’obstacle, et il avait prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués par l’éperon de la locomotive ; mais, si puissante qu’elle fût, la machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait inévitablement produit, et le train fût resté en détresse.

Le mieux était donc d’attendre patiemment, quitte ensuite à regagner le temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu’à la nuit tombante. À ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de l’horizon du sud.

Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu’il pénétra sur le territoire de l’Utah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des Mormons.


XXVII

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À L’HEURE, UN COURS D’HISTOIRE MORMONE


(Résumé du traducteur vers le japonais:Conformément au titre du chapitre.)

Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ; puis il remonta d’autant vers le nord-est, en s’approchant du grand lac Salé.

Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l’air sur les passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une énorme pièce d’or, et Passepartout s’occupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par l’apparition d’un personnage assez étrange.

Ce personnage, qui avait pris le train à la station d’Elko, était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait d’une extrémité du train à l’autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main.

Passepartout s’approcha et lut sur une de ces notices que l’honorable « elder » William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur le train n◦48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n◦117, une conférence sur le mormonisme -, invitant à l’entendre tous les gentlemen soucieux de s’instruire touchant les mystères de la religion des « Saints des derniers jours ».

« Certes, j’irai », se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.

La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par l’appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car n◦117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître ni Fix n'avaient cru devoir se déranger.

À l’heure dite, l’elder William Hitch se leva, et d’une voix assez irritée, comme s’il eût été contredit d’avance, il s’écria :

« Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l’Union contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? »

Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l’exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère s’expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il s’était rendu maître de l'Utah, et l’avait soumis aux lois de l’Union, après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.

On le voit, l’elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu’en chemin de fer.

Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, l’histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques : « comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de l’État de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en 1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur. »

En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; mais William Hitch, continuant, raconta « comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours -, religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales ; comment une colonie fut fondée dans l’Ohio ; comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d’un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d’Abraham et autres célèbres Égyptiens. »

Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs s’éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d’une vingtaine de personnes.

Mais l’elder, sans s’inquiéter de cette désertion, raconta avec détail « comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme quoi ses actionnaires ruinés l’enduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que jamais, quelques années après, à Indépendance, dans le Missouri, et chef d’une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qu’alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West américain. »

Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l’honnête Passepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu’il apprit « comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans l’Illinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s’éleva jusqu’à vingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, le juge suprême et le général en chef ; comment, en 1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par une bande d’hommes masqués. »

En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et l’elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans après l’assassinat de Smyth, son successeur, le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s’établir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l’Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension énorme.

« Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès s’est exercée contre nous ! pourquoi les soldats de l’Union ont foulé le sol de l’Utah ! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toute justice ! Céderons-nous à la force ? Jamais ! Chassés du Vermont, chassés de l’Illinois, chassés de l’Ohio, chassés du Missouri, chassés de l’Utah, nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente... Et vous, mon fidèle, ajouta l’elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à l’ombre de notre drapeau ?

- Non », répondit bravement Passepartout, qui s’enfuit à son tour, laissant l’énergumène prêcher dans le désert.

Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l’aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d’Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d’eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur.

Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170, celle de l’eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n’y peuvent vivre. Ceux qu’y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y périssent bientôt ; mais il n’est pas vrai que la densité de ses eaux soit telle qu’un homme n’y puisse plonger.

Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons s’entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets d’acacias et d’euphorbes, tel eût été l’aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait légèrement.

À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d’Ogden. Le train ne devant repartir qu’à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d’Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l’Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la « tristesse lugubre des angles droits », suivant l’expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait « carrément », les villes, les maisons et les sottises.

À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d’églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l’arsenal ; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées d’acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d’argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, s’élevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.

Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, - sauf toutefois la partie du Temple, qu’ils n’atteignirent qu’après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui s’explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n’admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres n’étaient vêtues que d’indienne.

Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d’un seul Mormon. Dans son bon sens, c’était le mari qu’il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d’avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu’au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l’éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l’ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait - peut- être s’abusait-il en ceci - que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants.

Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.

Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! » retentirent.

On n’arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n’avait ni portes ni barrières. Il s’élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.

Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s’intéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l’Utah n’avait ainsi pris la fuite qu’à la suite d’une scène de ménage.

Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, - et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.

« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c’était assez ! »


XXVIII

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON


(Résumé du traducteur vers le japonais:Le pont suspendu qui traverse les Rocheuses est sur le point de s'effondrer. Le train réussit à percer, mais le pont s'effondre.)

Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d’Ogden, s’éleva pendant une heure vers le nord, jusqu’à Weber-river, ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. À partir de ce point, il reprit la direction de l’est à travers le massif accidenté des monts Wahsatch. C’est dans cette partie du territoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de l’Union s'est-elle élevée à quarante-huit mille dollars par mille, tandis qu’elle n’était que de seize mille dollars en plaine ; mais les ingénieurs, ainsi qu’il a été dit, n’ont pas violenté la nature, ils ont rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans tout le parcours du rail-road.

C’était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu’alors sa plus haute cote d’altitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe très allongée, s’abaissant vers la vallée du Bitter-creek, pour remonter jusqu’au point de partage des eaux entre l’Atlantique et le Pacifique. Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepatout était devenu plus impatient à mesure qu’il s’approchait du but. Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et était plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terre anglaise !

À dix heures du soir, le train s’arrêtait à la station de Fort-Bridger, qu’il quitta presque aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait dans l’État de Wyoming, - l’ancien Dakota -, en suivant toute la vallée du Bitter-creek, d’où s’écoulent une partie des eaux qui forment le système hydrographique du Colorado.

Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d’heure d'arrêt à la station de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment, mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle ne pouvait gêner la marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas d’inquiéter Passepartout, car l’accumulation des neiges, en embourbant les roues des wagons, eût certainement compromis le voyage.

« Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager pendant l’hiver ! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter ses chances ? »

Mais, en ce moment, où l’honnête garçon ne se préoccupait que de l’état du ciel et de l’abaissement de la température, Mrs. Aouda éprouvait des craintes plus vives, qui provenaient d’une tout autre cause.

En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s’était si grossièrement comporté à l’égard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en arrière.

Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s’était attachée à l’homme qui, si froidement que ce fut, lui donnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son cœur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, c’était le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut son adversaire.

Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d’un moment où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation.

« Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. Eh bien, rassurez-vous, madame, avant d’avoir affaire au sieur... à Mr. Fogg, il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci, c’est encore moi qui ai reçu les plus graves insultes !

- Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel qu’il est.

- Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le soin de le venger. Il est homme, il l’a dit, à revenir en Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables résultats. Il faut donc qu’il ne le voie pas.

- Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et...

- Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform- Club. Dans quatre jours nous serons à New York ! Eh bien, si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que Dieu confonde ! Or, nous saurons bien l’empêcher... »

La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s’était réveillé, et regardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à l’inspecteur de police :

« Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?

- Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! » répondit simplement Fix, d’un ton qui marquait une implacable volonté.

Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses convictions à l’endroit de son maître ne faiblirent pas.

Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui ? Cela ne pouvait être difficile, le gentleman étant d’un naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas, l’inspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait à Phileas Fogg :

« Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que l’on passe ainsi en chemin de fer.

- En effet, répondit le gentleman, mais elles passent.

- À bord des paquebots, reprit l’inspecteur, vous aviez l’habitude de faire votre whist ?

- Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n’ai ni cartes ni partenaires.

- Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. On vend de tout dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard, madame...

- Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais le whist. Cela fait partie de l’éducation anglaise.

- Et moi, reprit Fix, j’ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. Or, à nous trois et un mort...

- Comme il vous plaira, monsieur », répondit Phileas Fogg, enchanté de reprendre son jeu favori -, même en chemin de fer.

Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revint bientôt avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs. Aouda savait très suffisamment le whist, et elle reçut même quelques compliments du sévère Phileas Fogg. Quant à l’inspecteur, il était tout simplement de première force, et digne de tenir tête au gentleman.

« Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne bougera plus ! »

À onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des eaux des deux océans. C’était à Passe-Bridger, à une hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce passage à travers les montagnes Rocheuses. Après deux cents milles environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui s’étendent jusqu’à l’Atlantique, et que la nature rendait si propices à l'établissement d’une voie ferrée.

Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout l’horizon du nord et de l’est était couvert par cette immense courtine semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des Rocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer s’étendaient de vastes plaines, largement arrosées. Sur la droite du rail-road s’étageaient les premières rampes du massif montagneux qui s’arrondit au sud jusqu’aux sources de la rivière de l’Arkansas, l’un des grands tributaires du Missouri.

À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer qu’aucun accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile région. La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid sec. De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s’enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C’était le désert dans son immense nudité.

Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train s’arrêta.

Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet arrêt. Aucune station n’était en vue.

Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songeât à descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire à son domestique :

« Voyez donc ce que c’est. »

Passepartout s’élança hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W. Proctor.

Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus, discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoyé au-devant du train. Des voyageurs s’étaient approchés et prenaient part à la discussion, - entre autres le susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux.

Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui disait :

« Non ! il n’y a pas moyen de passer ! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. »

Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un rapide, à un mille de l’endroit où le convoi s’était arrêté. Au dire du garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il était impossible d’en risquer le passage. Le garde-voie n’exagérait donc en aucune façon en affirmant qu’on ne pouvait passer. Et d’ailleurs, avec les habitudes d’insouciance des Américains, on peut dire que, quand ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas l’être.

Passepartout, n’osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue.

« Ah çà ! s’écria le colonel Proctor, nous n’allons pas, j’imagine, rester ici à prendre racine dans la neige !

- Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d’Omaha pour demander un train, mais il n’est pas probable qu’il arrive à Medicine- Bow avant six heures.

- Six heures ! s’écria Passepartout.

- Sans doute, répondit le conducteur. D’ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station.

- À pied ! s’écrièrent tous les voyageurs.

- Mais à quelle distance est donc cette station ? demanda l’un d’eux au conducteur.

- À douze milles, de l’autre côté de la rivière.

- Douze milles dans la neige ! » s’écria Stamp W. Proctor.

Le colonel lança une bordée de jurons, s’en prenant à la compagnie, s’en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n’était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.

Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement attiré l’attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n’eût été absorbé par son jeu.

Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du train - un vrai Yankee, nommé Forster -, élevant la voix, dit :

« Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.

- Sur le pont ? répondit un voyageur.

- Sur le pont.

- Avec notre train ? demanda le colonel.

- Avec notre train. »

Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.

« Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.

- N’importe, répondit Forster. Je crois qu’en lançant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.

- Diable ! » fit Passepartout.

Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l’idée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à l’avis du mécanicien.

« Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un.

- Soixante, disait l’autre.

- Quatre-vingts !... quatre-vingt-dix sur cent ! »

Passepartout était ahuri, quoiqu’il fut prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop « américaine ».

« D’ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et ces gens-là n'y songent même pas !... »

« Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé, mais...

- Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.

- Je sais bien, répondit Passepartout en s’adressant à un autre gentleman, mais une simple réflexion...

- Pas de réflexion, c’est inutile ! répondit l’Américain interpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu’on passera !

- Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent...

- Quoi ! prudent ! s’écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? À grande vitesse !

- Je sais... je comprends..., répétait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel...

- Qui ? que ? quoi ? Qu’a-t-il donc celui-là avec son naturel ?... » s’écria-t- on de toutes parts.

Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.

« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor.

- Moi, peur ! s’écria Passepartout. Eh bien, soit ! Je montrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi américain qu’eux !

- En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.

- Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m’empêchera pas de penser qu’il eût été plus naturel de nous faire d’abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite !... »

Mais personne n’entendit cette sage réflexion, et personne n’eût voulu en reconnaître la justesse.

Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist.

La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près d’un mille -, reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.

Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l'heure, ne pesait plus sur les rails.  La vitesse mangeait la pesanteur.

Et l’on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d’une rive à l’autre, et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu’à cinq milles au-delà de la station.

Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow.


XXIX

OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D’INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L’UNION


(Résumé du traducteur vers le japonais:Mr. Fogg se retrouve mêlé au colonel Proctor dans le train, et les deux tentent de déclencher un duel à l'intérieur du train, mais ils sont attaqués par des Indiens et leurs objectifs changent.)

Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe d’Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de l’océan. Les voyageurs n’avaient plus qu’à descendre jusqu’à l’Atlantique sur ces plaines sans limites, nivelées par la nature.

Là se trouvait sur le « grand trunk » l’embranchement de Denver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines d’or et d’argent, et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur demeure.

À ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires.

Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le Lodge- pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant la frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. À onze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et l'on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte-river. Le rail-road atteignait le plus haut point de son parcours.

C’est à ce point que se fit l’inauguration de l’Union Pacifie Road, le 23 octobre 1867, et dont l’ingénieur en chef fut le général J. M. Dodge. Là s’arrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr. Thomas C. Durant ; là retentirent les acclamations ; là, les Sioux et les Pawnies donnèrent le spectacle d’une petite guerre indienne ; là, les feux d’artifice éclatèrent ; là, enfin, se publia, au moyen d’une imprimerie portative, le premier numéro du journal Railway Pioneer. Ainsi fut célébrée l’inauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui n’existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d’Amphion, allait bientôt les faire surgir du sol américain.

À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d’Omaha. La voie ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la branche sud de Platte-river. À neuf heures, on arrivait à l’importante ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d’eau, qui se rejoignent autour d’elle pour ne plus former qu’une seule artère -, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au-dessus d’Omaha.

Le cent-unième méridien était franchi.

Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d’eux ne se plaignait de la longueur de la route -, pas même le mort. Fix avait commencé par gagner quelques guinées, qu’il était en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. À un certain moment, après avoir combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand, derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait :

« Moi, je jouerais carreau... »

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était près d’eux.

Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.

« Ah ! c’est vous, monsieur l’Anglais, s’écria le colonel, c’est vous qui voulez jouer pique !

- Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix de cette couleur.

- Eh bien, il me plaît que ce soit carreau » , répliqua le colonel Proctor d’une voix irritée.

Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant :

« Vous n’entendez rien à ce jeu.

- Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva.

- Il ne tient qu’à vous d’en essayer, fils de John Bull ! » répliqua le grossier personnage.

Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au cœur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Passepartout était prêt à se jeter sur l’Américain, qui regardait son adversaire de l’air le plus insultant. Mais Fix s’était levé, et, allant au colonel Proctor, il lui dit :

« Vous oubliez que c’est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que vous avez, non seulement injurié, mais frappé !

- Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. En prétendant que j’avais tort de jouer pique, le colonel m’a fait une nouvelle injure, et il m’en rendra raison.

- Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l’Américain, et à l’arme qu’il vous plaira ! »

Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L’inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l’arrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, et l’Américain le suivit sur la passerelle.

« Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.

- Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor.

- Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San Francisco, j’avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique, dès que j’aurais terminé les affaires qui m’appellent sur l’ancien continent.

- Vraiment !

- Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?

- Pourquoi pas dans six ans ?

- Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.

- Des défaites, tout cela ! s’écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas.

- Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?

- Non.

- À Chicago ?

- Non.

- À Omaha ?

- Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?

- Non, répondit Mr. Fogg.

- C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver.

- Soit, répondit Mr. Fogg. Je m’arrêterai à Plum-Creek.

- Et je crois même que vous y resterez ! ajouta l’Américain avec une insolence sans pareille.

- Qui sait, monsieur ? » répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d’habitude.

Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir heu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.

À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l’approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l’accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.

En ce moment, la porte de l’autre wagon s’ouvrit, et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. Mais à l’instant où les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria :

« On ne descend pas, messieurs.

- Et pourquoi ? demanda le colonel.

- Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrête pas.

- Mais je dois me battre avec monsieur.

-Je le regrette, répondit l’employé, mais nous repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! »

La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.

« Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j’aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous battre en route ?

- Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! dit le colonel Proctor d’un air goguenard.

- Cela me convient parfaitement », répondit Phileas Fogg.

« Allons, décidément, nous sommes en Amérique ! pensa Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde ! »

Et ce disant il suivit son maître.

Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se rendirent, en passant d’un wagon à l’autre, à l’arrière du train. Le dernier wagon n’était occupé que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur leur demanda s’ils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire d’honneur à vider.

Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles.

Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, se prêtait très convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher l’un sur l’autre entre les banquettes et s’arquebuser à leur aise. Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, après un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.

Rien de plus simple en vérité. C’était même si simple, que Fix et Passepartout sentaient leur cœur battre à se briser.

On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se prolongeaient, au contraire, jusqu’à l’avant et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à l’intérieur du convoi.

Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du wagon et se précipitèrent vers l’avant, où retentissaient plus bruyamment les détonations et les cris.

Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux.

Ces hardis Indiens n’en étaient pas à leur coup d’essai, et plus d'une fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans attendre l’arrêt du train, s’élançant sur les marchepieds au nombre d’une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d’un cheval au galop.

Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver. Tout d’abord, les Indiens s’étaient précipités sur la machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas manœuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert l’introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emportée, courait avec une vitesse effroyable.

En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas.

Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons, barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants, emportés avec une rapidité de cent milles à l’heure.

Dès le début de l’attaque, Mrs. Aouda s’était courageusement comportée. Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d’entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles.

Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient sur les banquettes.

Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer à l’avantage des Sioux, si le train ne s’arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney n’était pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain ; mais ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du train.

Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. En tombant, cet homme s’écria :

« Nous sommes perdus, si le train ne s’arrête pas avant cinq minutes !

- Il s’arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut s’élancer hors du wagon.

- Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde ! »

Phileas Fogg n’eut pas le temps d’arrêter ce courageux garçon, qui, ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s’accrochant aux chaînes, s’aidant du levier des freins et des longerons des châssis, rampant d’une voiture à l’autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi l’avant du train. Il n’avait pas été vu, il n’avait pu l’être.

Là, suspendu d’une main entre le wagon des bagages et le tender, de l’autre il décrocha les chaînes de sûreté ; mais par suite de la traction opérée, il n’aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d’attelage, si une secousse que la machine éprouva n’eût fait sauter cette barre, et le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive s’enfuyait avec une nouvelle vitesse.

Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques minutes, mais les freins furent manœuvres à l’intérieur des wagons, et le convoi s’arrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney.

Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l’arrêt complet du train, toute la bande avait décampé.

Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient à l’appel, et entre autres le courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.


XXX

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR


(Résumé du traducteur vers le japonais:Il y a des personnes portées disparues, dont Passepartout, alors Mr. Fogg abandonne le train et part à leur recherche, les ramenant qui avaient été emmenés par les Indiens.)

Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été tués dans la lutte ? Étaient-ils prisonniers des Sioux ? On ne pouvait encore le savoir.

Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucun n’était atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c’était le colonel Proctor, qui s’était bravement battu, et qu’une balle à l’aine avait renversé. Il fut transporté à la gare avec d’autres voyageurs, dont l’état réclamait des soins immédiats.

Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s’était pas épargné, n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme.

Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d’informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river.

Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l’arracher aux Indiens ?...

« Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.

- Ah ! monsieur... monsieur Fogg ! s’écria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon qu’elle couvrit de larmes.

- Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute ! »

Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant cette pensée : « C’est mon devoir ! » il n’avait pas hésité.

Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats - une centaine d’hommes environ - s’étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.

« Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.

- Morts ? demanda le capitaine.

- Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux ?

- Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confié.

- Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie de trois hommes.

- Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois ?

- Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.

- Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n’a à m’apprendre quel est mon devoir.

- Soit, dit froidement Phileas Fogg. J’irai seul !

- Vous, monsieur ! s’écria Fix, qui s’était approché, aller seul à la poursuite des Indiens !

- Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie? J'irai.

- Eh bien, non, vous n’irez pas seul ! s’écria le capitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un brave cœur !... Trente hommes de bonne volonté ! » ajouta- t-il en se tournant vers ses soldats.

Toute la compagnie s’avança en masse. Le capitaine n’eut qu’à choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête.

« Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg.

- Vous me permettrez de vous accompagner ? demanda Fix au gentleman.

- Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda. Au cas où il m’arriverait malheur... »

Une pâleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police. Se séparer de l’homme qu’il avait suivi pas à pas et avec tant de persistance ! Le laisser s’aventurer ainsi dans ce désert ! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu’il en eût, malgré ses préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.

« Je resterai », dit-il.

Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme ; puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.

Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :

« Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers ! »

Il était alors midi et quelques minutes.

Mrs. Aouda s’était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.

L’inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir. Quoi ! cet homme qu’il venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s’en séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il s’incriminait, il s’accusait, il se traitait comme s’il eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.

« J’ai été inepte ! pensait-il. L’autre lui aura appris qui j’étais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! Où le reprendre maintenant ? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d’arrestation ! Décidément je ne suis qu’une bête ! »

Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis que les heures s’écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre ? Il était tenté de s’en aller à travers les longues plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça.

Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.

En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l’est. Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve, s’avançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.

Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train d’Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain. - On fut bientôt fixé.

Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c’était celle qui, après avoir été détachée du train, avait continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles ; puis, le feu avait baissé, faute de combustible ; la vapeur s’était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la machine s’arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station de Kearney.

Ni le mécanicien ni le chauffeur n’avaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.

La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s’était passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n’était pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.

Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. Continuer la route dans la direction d’Omaha était prudent ; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N’importe ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C’était elle qui sifflait dans la brume.

Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.

À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et s’adressant au conducteur :

« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.

- À l’instant, madame.

- Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons...

- Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.

- Et quand passera l’autre train venant de San Francisco ?

- Demain soir, madame.

- Demain soir ! mais il sera trop tard. Il faut attendre...

- C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.

- Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à s’élancer, qu’il n’avait plus qu’à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de l’insuccès l’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.

Cependant les voyageurs et quelques blessés - entre autres le colonel Proctor, dont l’état était grave - avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s’échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges.

L’inspecteur Fix était resté.

Quelques heures s’écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu croire qu’il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à l’extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, voulant percer cette brume qui réduisait l’horizon autour d’elle, écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement.

Le soir se fit. Le petit détachement n’était pas de retour. Où était-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre les Indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien qu’il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude.

La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l’intensité du froid s’accrut. Le regard le plus intrépide n’eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la plaine. Ni le vol d’un oiseau, ni la passée d’un fauve n’en troublait le calme infini.

Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l’esprit plein de pressentiments sinistres, le cœur rempli d’angoisses, erra sur la lisière de la prairie. Son imagination l’emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu’elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s’exprimer.

Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. À un certain moment, un homme s’était approché, lui avait parlé même, mais l’agent l’avait renvoyé, après répondu à ses paroles par un signe négatif.

La nuit s’écoula ainsi. À l’aube, le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait s’étendre à une distance de deux milles. C’était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s’étaient dirigés... Le sud était absolument désert. Il était alors sept heures du matin.

Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier ? Devait- il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d’abord ? Mais son hésitation ne dura pas, et d’un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l’ordre de pousser une reconnaissance dans le sud -, quand des coups de feu éclatèrent. Était-ce un signal ? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.

Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.

Il y avait eu combat à dix milles au sud de Keamey. eu d’instants avant l’arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours.

Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu’il leur avait promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison :

« Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître ! »

Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été difficile d’analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole !

Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait que l’on pourrait encore regagner le temps perdu.

« Le train, le train ! s’écria-t-il.

- Parti, répondit Fix.

- Et le train suivant, quand passera-t-il ? demanda Phileas Fogg.

- Ce soir seulement.

- Ah ! » répondit simplement l’impassible gentleman.


XXXI

DANS LEQUEL L’INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG


(Résumé du traducteur vers le japonais:Ils sont roulé en traîneau dans la neige et sommes arrivés à Omaha. De là, il prend un autre train et arrive à New York, mais le bateau pour Liverpool est déjà parti.)

Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément ruiné son maître !

En ce moment, l’inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face :

« Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé ?

- Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.

- J’insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool ?

- Un intérêt majeur.

- Et si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette attaque d’indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin ?

- Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot.

- Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, l’écart est de huit. C’est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le faire ?

- À pied ? demanda Mr. Fogg.

- Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m'a proposé ce moyen de transport. »

C’était l’homme qui avait parlé à l’inspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refusé l’offre.

Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix lui ayant montré l’homme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient dans urne hutte construite au bas du fort Kearney.

Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis, établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l’avant comme les semelles d’un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, sur l’avant, se dressait un mât très élevé, sur lequel s’enverguait une immense brigantine. Ce mât, solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc de grande dimension. À l’arrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil.

C’était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l’hiver, sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d’rme station à l’autre. Ils sont, d’ailleurs, prodigieusement voilés - plus voilés même que ne peut l’être un cotre de course, exposé à chavirer -, et, vent arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, à celle des express.

En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de l’ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d’Omaha. Là, les trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago et à New York. Il n’était pas impossible que le retard fut regagné. Il n’y avait donc pas à hésiter à tenter l’aventure.

Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d’une traversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney. L’honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.

Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il n’eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l’accompagner.

Quant à ce que pensait alors l’inspecteur de police ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu’il serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut- être l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. Mais il n’en était pas moins décidé à faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.

À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs - on serait tenté de dire les passagers - y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous l’impulsion du vent, le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l’heure.

La distance qui sépare le fort Kearney d’Omaha est, en droite ligne - à vol d’abeille, comme disent les Américains -, de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.

Quelle traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine qu’une embarcation à la surface des eaux -, avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d’une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d’un coup de godille il rectifiait les embardées que l’appareil tendait à faire. Toute la toile portait. Le foc avait été percé et n’était plus abrité par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance d’impulsion à celle des autres voiles. On ne pouvait l’estimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l’heure.

« Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! »

Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg, fidèle à son système, l’avait alléché par une forte prime.

La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de l’arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d’être arrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu’elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc entièrement débarrassé d’obstacles, et Phileas Fogg n’avait donc que deux circonstances à redouter : une avarie à l’appareil, un changement ou une tombée du vent.

Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins métalliques, semblables aux cordes d’un instrument, résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s’enlevait au milieu d’une harmonie plaintive, d’une intensité toute particulière.

« Ces cordes donnent la quinte et l’octave », dit Mr. Fogg.

Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid.

Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d’imperturbable confiance qu’il possédait, il s’était repris à espérer. Au lieu d’arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fut avant le départ du paquebot de Liverpool.

Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix. Il n’oubliait pas que c’était l’inspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu’il y eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.

En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais, c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... Non ! son serviteur ne l’oublierait pas !

Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur l’immense tapis de neige. S’il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s’en apercevait pas. Les champs et les cours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. Comprise entre l’Union Pacifie Road et l’embranchement qui doit réunir Kearney à Saint- Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de l’avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.

À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu’il passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d’Omaha.

Et, en effet, il n’était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il s’arrêta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait :

« Nous sommes arrivés. »

Arrivés ! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l’est des États-Unis !

Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers la gare d’Omaha.

C’est à cette importante cité du Nebraska que s’arrête le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand océan. Pour aller d’Omaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de « Chicago-Rock-island-road », court directement dans l’est en desservant cinquante stations.

Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons n’eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils n’avaient rien vu d’Omaha, mais Passepartout s’avoua à lui-même qu’il n’y avait pas lieu de le regretter, et que ce n’était pas de voir qu’il s’agissait.

Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l’État d’Iowa, par Council- Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l’Illinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.

Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l’un dans l’autre. La fringante locomotive du « Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail- road » partit à toute vitesse, comme si elle eût compris que l’honorable gentleman n’avait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair l’Indiana, l’Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l’Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze heures un quart du soir, le train s’arrêtait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le « pier » même des steamers de la ligne Cunard, autrement dite « British and North American royal mail steam packet Co. »

Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes !