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XXXII

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE


(Résumé du traducteur vers le japonais:Il négocie avec un cargo en direction de Bordeaux et décide de débourser une grosse somme d'argent pour l'embarquer.)

En partant, le China semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.

En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l’Amérique et l’Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires du « White-Star-line », ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman.

En effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantique française - dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception -, ne partait que le surlendemain, 14 décembre. Et d’ailleurs, de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n’allait pas directement à Liverpool ou à Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.

Quant aux paquebots Imman, dont l’un, le City-of -Paris, mettait en mer le lendemain, il n’y fallait pas songer. Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu’à la vapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à l’Angleterre plus de temps qu’il n’en restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.

De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne.

Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C’était sa faute à lui, qui, au lieu d’aider son maître, n’avait cessé de semer des obstacles sur sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt, quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr. Fogg, il s’accablait d’injures.

Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots :

« Nous aviserons demain. Venez. »

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l’Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à l’hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d’un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.

Le lendemain, c’était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le China/i>, l’un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus !

Mr. Fogg quitta l’hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique de l’attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout instant.

Mr. Fogg se rendit aux rives de l’Hudson, et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n’est pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.

Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu’il se préparait à appareiller.

Phileas Fogg héla un canot, s’y embarqua, et, en quelques coups d’aviron, il se trouvait à l’échelle de l'Henrietta, steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.

Le capitaine de l'Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.

C’était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux rouges, forte encolure, - rien de l’aspect d’un homme du monde.

« Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.

- C’est moi.

- Je suis Phileas Fogg, de Londres.

- Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.

- Vous allez partir ?...

- Dans une heure.

- Vous êtes chargé pour... ?

- Bordeaux.

- Et votre cargaison ?

- Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.

- Vous avez des passagers ?

- Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante.

- Votre navire marche bien ?

- Entre onze et douze nœuds. l'Henrietta, bien connue.

- Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ?

- À Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?

- Je dis Liverpool.

- Non !

- Non ?

- Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux.

- N’importe quel prix ?

- N’importe quel prix. »

Le capitaine avait parlé d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

« Mais les armateurs de l'Henrietta... reprit Phileas Fogg.

- Les armateurs, c’est moi, répondit le capitaine. Le navire m’appartient.

- Je vous affrète.

- Non.

- Je vous l’achète.

- Non. »

Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il n’en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de l'Henrietta comme du patron de la Tankadère. Jusqu’ici l’argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, l’argent échouait.

Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l’Atlantique en bateau - à moins de le traverser en ballon -, ce qui eût été fort aventureux, et ce qui, d’ailleurs, n’était pas réalisable.

Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au capitaine :

« Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?

- Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars !

- Je vous en offre deux mille (10 000 F).

- Par personne ?

- Par personne.

- Et vous êtes quatre ?

- Quatre. »

Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s’il eût voulu en arracher l’épiderme. Huit mille dollars à gagner, sans modifier son voyage, cela valait bien la peine qu’il mît de côté son antipathie prononcée pour toute espèce de passager. Des passagers à deux mille dollars, d’ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c’est de la marchandise précieuse.

« Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous et les vôtres, vous êtes là ?...

- À neuf heures, nous serons à bord ! » répondit non moins simplement Mr. Fogg.

Il était huit heures et demie. Débarquer de l'Henrietta, monter dans une voiture, se rendre à l’hôtel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et même l’inséparable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l’abandonnait en aucune circonstance.

Au moment où l'Henrietta appareillait, tous quatre étaient à bord.

Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée, il poussa un de ces « Oh ! » prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante !

Quant à l’inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque d’Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n’en jetât pas encore quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) manqueraient au sac à bank-notes !


XXXIII

OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES


(Résumé du traducteur vers le japonais:Mr. Fogg emprisonne le capitaine et commence à piloter le navire seul, mais il rencontre une tempête et consomme plus de carburant que prévu. Le navire continue de fonctionner, utilisant le bois du navire lui-même. En arrivant à Liverpool, M. Fogg semble pouvoir arriver à Londres à temps, mais ... )

Une heure après, le steamer Henrietta dépassait le Light-boat qui marque l'entrée de l’Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l’est.

Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. C’était Phileas Fogg. esq.

Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien pardonnable, poussée jusqu’au paroxysme.

Ce qui s’était passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. Alors Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu’il était à bord, il avait si bien manoeuvré à coups de bank-notes, que l’équipage, matelots et chauffeurs - équipage un peu interlope, qui était en assez mauvais termes avec le capitaine - lui appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi enfin l'Henrietta se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très clair, à voir manœuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.

Maintenant, comment finirait l’aventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d’être inquiète, sans en rien dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d’abord. Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.

« Entre onze et douze nœuds », avait dit le capitaine Speedy, et en effet l'Henrietta se maintenait dans cette moyenne de vitesse.

Si donc - que de « si » encore ! - si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l’est, s’il ne survenait aucune avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, l'Henrietta, dans les neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai qu’une fois arrivé, l’affaire de l'Henrietta brochant sur l’affaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu’il ne voudrait.

Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes conditions. La mer n’était pas trop dure ; le vent paraissait fixé au nord-est ; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique.

Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il ne voulait pas voir les conséquences, l’enthousiasmait. Jamais l’équipage n’avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manœuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très communicative, s’imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. Il ne songeait qu’à ce but, si près d’être atteint, et parfois il bouillait d’impatience, comme s’il eût été chauffé par les fourneaux de l'Henrietta. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix ; il le regardait d’un œil « qui en disait long » ! mais il ne lui parlait pas, car il n’existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis.

D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y comprenait plus rien ! La conquête de l'Henrietta, l’achat de son équipage, ce Fogg manœuvrant comme un marin consommé, tout cet ensemble de choses l’étourdissait. Il ne savait plus que penser ! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix fut naturellement amené à croire que l'Henrietta, dirigée par Fogg, n’allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point du monde où le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté ! Cette hypothèse, il faut bien l’avouer, était on ne peut plus plausible, et le détective commençait à regretter très sérieusement de s’être embarqué dans cette affaire.

Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu’en prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux qu’il fut. Mr. Fogg, lui, n’avait plus même l’air de se douter qu’il y eût un capitaine à bord.

Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là de mauvais parages. Pendant l’hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre, brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans l’atmosphère. En effet, pendant la nuit, la température se modifia, le froid devint plus vif, et en même temps le vent sauta dans le sud-est.

C’était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s’écarter de sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche du navire fut ralentie, attendu l’état de la mer, dont les longues lames brisaient contre son étrave. Il éprouva des mouvements de tangage très violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à peu à l’ouragan, et l’on prévoyait déjà le cas où l'Henrietta ne pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, s’il fallait fuir, c’était l’inconnu avec toutes ses mauvaises chances.

Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et, pendant deux jours, l’honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. l'Henrietta, quand elle ne pouvait s’élever à la lame, passait au travers, et son pont était balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi l’hélice émergeait, battant l’air de ses branches affolées, lorsqu’une montagne d’eau soulevait l’arrière hors des flots, mais le navire allait toujours de l’avant.

Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu’on aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre-vingt- dix milles à l’heure. Il se tint au grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu’on va le voir, il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur !

Le 16 décembre, c’était le soixante quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. En somme, l'Henrietta n’avait pas encore un retard inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.

Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s’entretint assez vivement avec lui.

Sans savoir pourquoi - par un pressentiment sans doute -, Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour entendre de l’autre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître :

« Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

- Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N’oubliez pas que, depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à Bordeaux, nous n’en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New York à Liverpool !

-J’aviserai », répondit Mr. Fogg.

Passepartout avait compris. Il fut pris d’une inquiétude mortelle.

Le charbon allait manquer !

« Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! »

Et ayant rencontré Fix, il ne put s’empêcher de le mettre au courant de la situation.

« Alors, lui répondit l’agent les dents serrées, vous croyez que nous allons à Liverpool !

- Parbleu !

- Imbécile ! » répondit l’inspecteur, qui s’en alla, haussant les épaules.

Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait d’ailleurs comprendre la vraie signification ; mais il se dit que l'infortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans son amour- propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation.

Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? Cela était difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit :

« Poussez les feux et faites route jusqu’à complet épuisement du combustible. »

Quelques instants après, la cheminée de l'Henrietta vomissait des torrents de fumée.

Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ; mais ainsi qu’il l’avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journée.

« Que l’on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au contraire. Que l’on charge les soupapes ».

Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l’ordre d’aller chercher le capitaine Speedy. C’était comme si on eût commandé à ce brave garçon d’aller déchaîner un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant :

« Positivement il sera enragé ! »

En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c’était le capitaine Speedy. Il était évident qu’elle allait éclater.

« Où sommes-nous ? » telles furent les premières paroles qu’il prononça au milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne homme eût été apoplectique, il n’en serait jamais revenu.

« Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée.

- À sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.

- Pirate ! s’écria Andrew Speedy.

-Je vous ai fait venir, monsieur...

- Écumeur de mer !

-... monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire.

- Non ! de par tous les diables, non !

- C’est que je vais être obligé de le brûler.

- Brûler mon navire !

- Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.

- Brûler mon navire ! s'écria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).

- En voici soixante mille (300 000 F) ! répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.

Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n’est pas Américain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d’or !... La bombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché la mèche.

« Et la coque en fer me restera, dit-il d’un ton singulièrement radouci.

- La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu ?

- Conclu. »

Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les fit disparaître dans sa poche.

Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang. Près de vingt mille livres dépensées, et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine, c’est-à-dire presque la valeur totale du navire ! Il est vrai que la somme volée à la banque s’élevait à cinquante-cinq mille livres !

Quand Andrew Speedy eut empoché l’argent :

« Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu à Londres le 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or, j’avais manqué le paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire à Liverpool...

- Et j’ai bien fait, par les cinquante mille diables de l’enfer, s’écria Andrew Speedy, puisque j’y gagne au moins quarante mille dollars. »

Puis, plus posément :

« Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?...

-Fogg.

- Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous ».

Et après avoir fait à son passager ce qu’il croyait être un compliment, il s’en allait, quand Phileas Fogg lui dit :

« Maintenant ce navire m’appartient ?

- Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est « bois », s’entend !

- Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris. »

On juge ce qu’il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y passa.

Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. L’équipage y mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait l’ouvrage de dix hommes. C’était une fureur de démolition.

Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les œuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent dévorés. l'Henrietta n’était plus qu’un bâtiment rasé comme un ponton.

Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d’Irlande et du feu de Fastenet.

Toutefois, à dix heures du soir, le navire n’était encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n’avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres ! Or, c’était le temps qu’il fallait à l'Henrietta pour gagner Liverpool, - même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin à l’audacieux gentleman !

« Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par s’intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.

- Ah ! fit Mr. Fogg, c’est Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux ?

-Oui.

- Pouvons-nous entrer dans le port ?

- Pas avant trois heures. À pleine mer seulement.

- Attendons ! » répondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire !

En effet, Queenstown est un port de la côte d’Irlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent à Liverpool par des steamers de grande vitesse, - devançant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.

Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d’Amérique, Phileas Fogg prétendait les gagner aussi. Au heu d’arriver sur l'Henrietta, le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il aurait le temps d’être à Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du soir.

Vers une heure du matin, l'Henrietta entrait à haute mer dans le port de Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse poignée de main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasée de son navire, qui valait encore la moitié de ce qu’il l’avait vendue !

Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une envie féroce d’arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant ! Pourquoi ? Quel combat se livrait donc en lui ? Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ? Comprenait-il enfin qu’il s’était trompé ? Toutefois, Fix n’abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de Queenstown à une heure et demi du matin, arrivait à Dublin au jour naissant, et s’embarquait aussitôt sur un des steamers - vrais fuseaux d’acier, tout en machine - qui, dédaignant de s’élever à la lame, passent invariablement au travers.

À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait enfin sur le quai de Liverpool. Il n’était plus qu’à six heures de Londres.

Mais à ce moment, Fix s’approcha, lui mit la main sur l’épaule, et, exhibant son mandat :

« Vous êtes le sieur Phileas Fogg ? dit-il.

- Oui, monsieur.

- Au nom de la reine, je vous arrête ! »


XXXIV

QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L’OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT


(Résumé du traducteur vers le japonais:M. Fogg est arrêté par Fix, mais il est libéré après avoir découvert que le véritable coupable avait été arrêté trois jours plus tôt. Ils arrivèrent à Londres, mais avec seulement cinq minutes de retard.)

Phileas Fogg était en prison. On l’avait enfermé dans le poste de Custom- house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transfèrement à Londres.

Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, n’y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son cœur s'indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu’elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.

Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de l’arrêter, fut-il coupable ou non. La justice en déciderait.

Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu’il était décidément la cause de tout ce malheur ! En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? Quand Fix avait révélé et sa qualité d’inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître ? Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence ; il lui aurait démontré son erreur ; en tout cas, il n’eût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait été de l’arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre garçon était pris d’irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine à voir. Il voulait se briser la tête !

Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.

Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu’à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, - et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.

En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, on n’eût pu le dire, mais ce dernier coup n’avait pu l’émouvoir, au moins en apparence. S’était-il formé en lui une de ces rages secrètes, terribles parce qu’elles sont contenues, et qui n’éclatent qu’au dernier moment avec une force irrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? Conservait-il quelque espoir ? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ?

Quoi qu’il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne s’échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière.

En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi :

Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.

Malhonnête homme, il était pris.

Eut-il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l’itinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots :

« 21 décembre, samedi, Liverpool », il ajouta :

« 80ejour, 11 h 40 du matin », et il attendit. ͤͤ

Une heure sonna à l’horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.

Deux heures ! En admettant qu’il montât en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement...

À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui s’ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix.

Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.

La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se précipitèrent vers lui.

Fix était hors d'haleine, les cheveux en désordre... Il ne pouvait parler !

« Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance déplorable... Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre !... »

Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût jamais fait eût qu’il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, puis, avec la précision d’un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.

« Bien tapé ! » s’écria Pas separtout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne d'un Français, ajouta : « Pardieu voilà ce qu’on peut appeler une belle application de poings d’Angleterre ! »

Fix, renversé, ne prononça pas un mot. 11 n'avait que ce qu’il méritait. Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.

Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt à partir pour Londres...

Il était deux heures quarante... L’express était parti depuis trente-cinq minutes.

Phileas Fogg commanda alors un train spécial.

Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression ; mais, attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures.

À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au mécanicien d’une certaine prime à gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.

Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres -, chose très faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres.

Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes !...

Il avait perdu.


XXXV

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L’ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE


(Résumé du traducteur vers le japonais:M. Fogg parle à Mme Aouda et décide de l'épouser. Passepartau part organiser la cérémonie.)

Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne s’était produit à l’extérieur.

En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout l’ordre d’acheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison.

Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! Après avoir marché d’un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, qu’il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé : cela était terrible ! De la somme considérable qu’il avait emportée au départ, il ne lui restait qu’un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club. Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l’eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu'il n’avait pas cherché à s’enrichir - étant de ces hommes qui parient pour l’honneur -, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.

Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.

On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d’une idée fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il son maître.

Mais, tout d’abord, l’honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu’il était plus que temps d’arrêter ces frais dont il était responsable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s’était couché, mais avait-il dormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s’occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien l’excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l’entretenir pendant quelques instants.

Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n’avait plus qu’à s’y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son cœur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car il s'accusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui ! s’il eût prévenu Mr. Fogg, s'il lui eût dévoilé les projets de l’agent Fix, Mr. Fogg n’aurait certainement pas traîné l’agent Fix jusqu’à Liverpool, et alors...

Passepartout ne put plus y tenir.

« Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il, maudissez-moi. C’est par ma faute que...

-Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez. »

Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à laquelle il fit connaître les intentions de son maître.

« Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! Je n’ai aucune influence sur l'esprit de mon maître. Vous, peut-être...

- Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n’en subit aucune ! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans mon cœur !... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu’il a manifesté l’intention de me parler ce soir ?

- Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre.

- Attendons », répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.

Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu’il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n’alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement.

Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club ? Ses collègues ne l’y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n’avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était perdu. Il n’était même pas nécessaire qu’il allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d’une simple écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent portées à leur crédit.

Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre l’escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion ! Il regardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoir ce droit ! Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’était fait dans son esprit. Il n’en voulait plus à l’inspecteur de police. Fix s’était trompé comme tout le monde à l’égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l’arrêtant, il n’avait fait que son devoir, tandis que lui... Cette pensée l’accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d’être seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s’asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s’assit près de la cheminée, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda:

« Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ?

- Moi, monsieur Fogg !... répondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son cœur.

- Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j’eus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse pour vous, j’étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.

- Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous demanderai à mon tour : Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et - qui sait ? - d’avoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine ?

- Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, et votre salut n’était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.

- Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m’arracher à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé d’assurer ma position à l’étranger ?

- Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.

- Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demanda Mrs. Aouda.

- Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoin de rien.

- Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend ?

- Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.

- En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis...

-Je n’ai point d’amis, madame.

-Vos parents...

-Je n’ai plus de parents.

-Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est une triste chose. Quoi ! pas un cœur pour y verser vos peines. On dit cependant qu’à deux la misère elle-même est supportable encore !

- On le dit, madame.

- Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous à la fois d’une parente et d’une amie ? Voulez-vous de moi pour votre femme ? »

Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard d’une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l’étonnèrent d’abord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne s’enfonçât plus avant... Quand il les rouvrit :

« Je vous aime ! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous !

- Ah !... » s’écria Mrs. Aouda, en portant la main à son cœur.

Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales.

Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.

Passepartout sourit de son meilleur sourire.

« Jamais trop tard », dit-il.

Il n’était que huit heures cinq.

« Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.

- Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.

- Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda.

Passepartout sortit, tout courant.


XXXVI

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ


(Résumé du traducteur vers le japonais:Cependant, Mr. Fogg parvient à revenir au club juste à temps et remporte le pari. Les circonstances qui ont amené Mr. Fogg à respecter le délai et ce qui s'est passé par la suite.)

Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’était produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand - qui avait eu lieu le 17 décembre, à Édimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant c’était le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.

Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu'ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce moment ? Le 17 décembre -, jour où James Strand fut arrêté -, il y avait soixante- seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant l'itinéraire convenu ? Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de l’exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club ?

Il faut renoncer à peindre l’anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row... Rien. La police elle-même ne savait plus ce qu’était devenu le détective Fix, qui s’était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris de s’engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du « Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que s’avançait l’heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l’émotion prenait des proportions invraisemblables.

Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.

Au moment où l’horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :

« Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.

- À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan.

- À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant n’arrive qu’à minuit dix.

- Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.

- Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n’en serais pas autrement surpris.

- Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je le verrais je n’y croirais pas.

- En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage.

- Vous remarquerez, d’ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n’avons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.

- Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu ! Vous savez, d’ailleurs, que le China - le seul paquebot de New York qu’il pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile - est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n’y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! J’estime à vingt jours, au moins, le retard qu’il subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres !

- C’est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n’aurons qu’à présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg ».

En ce moment l’horloge du salon sonna huit heures quarante.

« Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart.

Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de leur cœur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte ! Mais ils n’en voulaient rien laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table de jeu.

« Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en s’asseyant, quand même on m’en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! »

L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.

Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard se fixait sur l’horloge. On peut affirmer que, quelle que fut leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues !

« Huit heures quarante-trois », dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.

« Huit heures quarante-quatre ! » dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.

Plus qu’une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes !

À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore !

À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.

Les joueurs se levèrent.

À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcé l’entrée du club, et de sa voix calme :

« Me voici, messieurs », disait-il.


XXXVII

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG NA RIEN GAGNÉ À FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N’EST LE BONHEUR

Oui ! Phileas Fogg en personne.

On se rappelle qu’à huit heures cinq du soir - vingt-cinq heures environ après l’arrivée des voyageurs à Londres -, Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d’un certain mariage qui devait se conclure le lendemain même.

Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d’un pas rapide à la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n’était pas encore rentré. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins.

Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. Mais dans quel état ! Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant, comme on n’a jamais vu courir de mémoire d’homme, renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les trottoirs !

En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row, et il tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.

Il ne pouvait parler.

« Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg.

- Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible.

- Impossible ?

- Impossible... pour demain.

- Pourquoi ?

- Parce que demain... c’est dimanche !

- Lundi, répondit Mr. Fogg.

- Non... aujourd’hui... samedi.

- Samedi ? impossible !

- Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d’un jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste plus que dix minutes !... »

Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l’entraînait avec une force irrésistible !

Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il arriva au Reform- Club.

L’horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon...

Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours !...

Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres !

Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu’il n’était qu’au vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son départ ?

Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.

Phileas Fogg avait, « sans s’en douter », gagné un jour sur son itinéraire, - et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l'est, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l'ouest.

En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, - c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d’autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l’est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C’est pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l’attendaient dans le salon du Reform-Club.

Et c’est ce que la fameuse montre de Passepartout - qui avait toujours conservé l’heure de Londres - eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours !

Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l’a dit, l’excentrique gentleman n’avait, en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entre l’honnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était incapable d’en vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute.

Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda :

« Ce mariage vous convient-il toujours, madame ?

- Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c’est à moi de vous faire cette question. Vous étiez ruiné, vous voici riche...

- Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n’aviez pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson, je n’aurais pas été averti de mon erreur, et...

- Cher monsieur Fogg..dit la jeune femme.

- Chère Aouda... », répondit Phileas Fogg.

On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme témoin de la jeune femme. Ne Pavait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?

Seulement, le lendemain, dès l’aube, Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître.

La porte s’ouvrit, et l’impassible gentleman parut.

« Qu’y a-t-il, Passepartout ?

- Ce qu’il y a, monsieur ! Il y a que je viens d’apprendre à l’instant...

- Quoi donc ?

- Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement.

- Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde. Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et... »

Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.

Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L’excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d’exactitude. Mais après ? Qu'avait-il gagné à ce déplacement ? Qu’avait-il rapporté de ce voyage ?

Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n’est une charmante femme, qui - quelque invraisemblable que cela puisse paraître - le rendit le plus heureux des hommes !

En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ?


fin